Voyage à travers les noms de lieux : ce que les Grecs nous ont laissé
Les côtes hospitalières, aux rades naturelles si abritées de la Provence, attirèrent dès la plus haute antiquité, les navigateurs et commerçants de la Méditerranée orientale. Ceux-ci, émissaires d'une civilisation plus évoluée, plus raffinée, apportaient à des peuples encore barbares des denrées nouvelles, des objets artistiques, de belles étoffes, des fruits inconnus. Ils s'installèrent et fondèrent des comptoirs, qui devinrent souvent des villes. Avant d'être colonisatrice, la France, qui était à peine la Gaule, commença par accueillir des colons. Ce furent d'abord les Phéniciens, qui n'ont guère laissé de traces dans les noms de nos ports. Il est vraisemblable que Cavalaire, la charmante station balnéaire de la côte des Maures, et Monaco sont d'anciennes colonies phéniciennes placées sous la protection du dieu Melkarth, (Moloch) l'Hercule tyrien. Le nom primitif de Cavalaire était Caccabaria, quant à celui de Monaco, Monoikos, qui paraît grec, il est à peu près sûr qu'il s'agit de la déformation dans la bouche des Grecs, d'un nom préexistant. Quand les Grecs sont arrivés, vers le VIème siècle avant notre ère, ils ont trouvé, sur les rivages de la Gaule, nombre de ports et de villes, dont ils ont souvent gardé les noms après s'être substitués aux premiers occupants ou s'être installés à côté d'eux. En dépit de la jolie légende - le banquet du roi ligure qui marie sa fille et celle-ci offrant la coupe nuptiale à un chef grec récemment débarqué - nous ignorons tout des origines de Marseille, dont le nom primitif Massalia, n'est pas grec, mais ligure peut-être, comme l'est sûrement celui de Toulon, Telo. Il reste une demi-douzaine de noms grecs authentiques : Nice, en grec Nikia, c'est-à-dire la ville placée sous la protection de Nikê, déesse de la victoire, Antibes, Antipolis, la ville (polis) d'en face... Nice, campée sur son promontoire. Agde qui représente le premier élément d'un composé, Agathê tukhê, la "bonne fortune".
Puis quelques localités moins connues : Ceyreste, que la Ciotat a remplacé comme port, par suite d'un ensablement progressif, est l'ancienne colonie phocéenne, satellite de Marseille, Kithêrista, où l'on a retrouvé d'importants vestiges antiques. Trets, au nord du pittoresque massif de la Sainte-Baume, représente une des rares colonies terriennes des Phocéens, Tritéia. Tarento, obscur lieu-dit près de la jolie plage des Lèques, est tout ce qui demeure d'un ancien port et d'un grand nom. Les îles de Lerins rappellent encore Lêron, Lêrina, noms anciens de ces deux bijoux que sont Sainte Marguerite et Saint Honorat. Mais combien d'autres ont disparu, qu'on retrouve en feuilletant les historiens de la Gaule ou l'Itinéraire d'Antonin ! Aphrodisias, consacré à la déesse de l'amour, a été latinisé par les Romains en Portus Veneris, le port de Vénus, aujourd'hui Port-Vendres. Olbia ruinée n'a même pas laissé un nom à l'endroit où les Salins neufs d'Hyères affleurent le mont des Oiseaux couvert de villas et de bocages. Les îles d'Hyères ont perdu depuis longtemps leur nom de Stoikhades : Protê (la première) est devenue Porquerolles (où on faisait l'élevage des porcs), Messé, (l'île du milieu) est désormais Port-Cros (le port creux) et Hupaia (l'inférieure), l'Ile du Levant. Arles, que les Grecs appelaient Thêliné, a gardé son vieux nom gaulois, Arelate, selon le toponyme de l'époque. Les Grecs n'ont pas pénétré hors de la région méditerranéenne ; les côtes océaniques n'ont reçu aucune colonisation hellénistique. Tout ce qui a été écrit sur de prétendues origines grecques de noms de localités dans l'ouest ou le nord de la France, est du domaine de la fantaisie. Le nom d'une ville bien connue Grenoble a été tiré du grec bien plus tard, sous l'Empire romain, dans des circonstances particulières. Grenoble portait alors le nom prosaïque de Cularo qui, en gaulois, voulait dire concombre. Bien qu'elle ne fût pas à cette époque le grand centre de tourisme alpestre qui attire aujourd'hui tant d'étrangers, la cité ne devait pas être très fière d'une telle appelation et elle manifesta sa reconnaissance à l'empereur Gratien en prenant le nom de son bienfaiteur affublé à la grecque suivant la mode du jour : Gratianopolis, la ville de Gratien, dont la contraction phonétique a donné Grenoble. Ce mélange de flatterie et de snobisme linguistique n'est-il pas un amusant épisode d'histoire locale ?
Auteur : Albert Dauzat (1877-1955) linguiste. Fondateur et directeur de l’importante revue de linguistique Le Français moderne et de la Revue internationale d'onomastique publiée à Paris de 1949 à 1977. Le prix Albert Dauzat est attribué par la Société française d’onomastique tous les deux ans pour récompenser un travail de toponymie ou d’anthroponymie relatif aux pays francophones.