La pomme d'amour
Les Conquistadors espagnols et portugais revenaient du Nouveau Monde les cales chargées d'or et de pierreries mais aussi de quantités d'épices, de fruits et de plantes jusque-là inconnus en Europe : parmi toutes ces caisses de bois plantées de fragiles boutures qui survécurent aux rigueurs et aux dangers du voyage, quelques sacs de graines de tomate. La tomate s'est parfaitement acclimatée tout autour de la Méditerranée, mais il fallut attendre le XVIIIe siècle pour qu'elle fasse son apparition en Provence, et encore ne fut-elle considérée pendant bien longtemps comme une plante d'ornement. Ce n'est qu'au XIXe siècle qu'elle fit vraiment partie de la cuisine provençale. La Provence est aujourd'hui l'un de ses principaux lieux de production. C'est un fruit d'été, qui peut être cultivé toute l'année sous serre. Mais les tomates de plein champ sont bien plus savoureuses et l'époque de cette production se situe de mai à septembre. La plupart des tomates vendues dans le commerce sont curieusement d'un rouge uniforme et parfaitement calibrées, comme si on les avait faites au moule, cela pour rassurer sans doute un consommateur peu averti. Heureusement, l'été, sur nos marchés paysans, on trouve toutes sortes de variétés de tomates, de toutes tailles, de toutes couleurs, chacune ayant ses qualités et se prêtant mieux que les autres à telle ou telle utilisation. Les Provençaux font leur salade de tomates avec des fruits peu mûrs, très fermes, juste quand ils commencent à rougir, qu'ils sont encore roses pâle avec des traces de vert. Ils y ajoutent un filet d'huile d'olive, quelques feuilles de basilic et quelques grains de sel pour tout assaisonnement. Surtout pas de vinaigre ni de moutarde, l'acidité naturelle et le parfum délicat de la tomate suffisent largement. Le même assaisonnement conviendra parfaitement pour une salade de "tomates russes" choisies mûres, mais fermes. Ce sont de très grosses tomates de forme irrégulière, à tranches marquées comme celle d'une courge, parfois tachetées de jaune. Leur aspect déroute souvent quand on ne les connaît pas encore, mais elle sont véritablement exquises et leur chair sucrée, juteuse et très parfumée, en fait un fruit vraiment exceptionnel. Les olivettes, tomates petites, longues et fermes sont parfaites pour les sauces et les coulis ; et les tomates rondes, vidées de leur jus et de leurs graines, acceptent avec bonheur d'être farcies d'un reste de daube hachée avec du riz, et gentiment confites à four doux. Mais, puisque la tomate est un fruit, voilà ci-après comment confectionner une délicieuse confiture avec des tomates mûres. Il faut des tomates de plein été, très rouges et gorgées de soleil. Choisissez-les un peu grosses et bien fermes, car il va falloir leur ôter la peau. Pour cela, plongez-les une ou deux minutes dans une bassine d'eau en ébullition. Sortez-les en vous aidant d'une écumoire. Dès qu'elles seront un peu refroidies, vous constaterez que la peau s'enlève très facilement. Outre que celle-ci est parfaitement indigeste, il se trouve qu'elle a une fâcheuses propriété de durcir en cuisant dans le sucre et qu'elle devient très désagréable sous la langue une fois confite. Donc, lorsque vos tomates sont pelées, ôtez également la partie dure près de la queue puis coupez les chairs en morceaux et pesez-les. Ajoutez 750 grammes de sucre par kilogramme de fruits. Fendez trois bâtons de vanille, grattez l'intérieur avec un petit couteau et mettez tout cela dans la bassine avec les fruits et le sucre. Couvrez d'un grand linge propre et laissez reposer toute la nuit. Le lendemain, portez à ébullition, à feu doux et en remuant de temps en temps. Laissez cuire une dizaine de minutes, puis, éteignez le feu et laissez refroidir. Ajoutez alors un verre de bon vieux rhum de la Martinique et recommencez la cuisson comme précédemment. La confiture est prête lorsqu'une goutte de jus se fige au contact d'une assiette. Vous pouvez mettre en pots immédiatement sans laisser refroidir. Cette confiture est aussi bonne étalée sur une tartine de pain de campagne beurrée pour le petit-déjeuner ou le goûter, que servie en dessert pour accompagner une faisselle de brebis ou une petite brousse de chèvre.
Source : "Couleurs de Provence" Michel Biehn - Flammarion.