Rose et l'apprentissage de la langue des signes en 1825 dans les Basses-Alpes
Cela se passe en 1825, à Saint-Martin-lès-Seyne, un village de 147 habitants situé dans les Basses-Alpes.
Thérèse Mélanie Hermitte, une jeune femme de 26 ans s'est vue attribuer un prix de vertu décerné par l'Académie française ainsi qu'une somme de 3000 francs. Mais qu'a-t-elle bien pu faire pour obtenir une telle récompense ?
Vertueuse, cette demoiselle l'est assurément. Thérèse est la fille cadette d'une famille respectable, elle est bien éduquée et de moeurs irréprochables. Elle s'adonne aux travaux domestiques sans relâche malgré une santé fragile. Thérèse est la jeune fille modèle comme on l'entend à l'époque. Ce n'est cependant pas son caractère doux et modeste qui lui vaut son prix mais une entreprise charitable : l'instruction réussie en dix-huit mois de Rose Silve, une jeune sourde muette du village proche de Selonnet. Cette enfant est née dans une famille indigente et elle est accueillie en 1823, à l'âge de 11 ans par la famille Hermitte. Thérèse se prend vite d'affection pour Rose et remarque qu'elle a une intelligence vive. Elle lui apprend à écrire et à s'exprimer en utilisant un alphabet composé de lettres en cuivre et en créant un langage des signes tout à fait personnel. L'invention de son procédé est d'autant plus remarquable que Thérèse ignore parfaitement la science du langage. Sa méthode est empirique et repose uniquement sur sa complicité avec la jeune sourde muette. Rose commence par lui désigner des objets dont elle écrit les noms avec les lettres en cuivre. Thérèse lui apprend l'alphabet en donnant à chaque lettre un signe de main particulier. Pour le E par exemple, ses mains en indiquent la forme et elle les incline plus ou moins selon que c'est un E muet ou fermé. Une gestuelle est mise en place pour l'indication des temps, ainsi pour exprimer le passé, elles emploient un mouvement de la main de la droite vers la gauche et des signes représentent le genre, le nombre, voire des mots entiers. Employée à quelques courses en ville, Rose est capable d'écrire le nom des objets désirés et parvient à prononcer quelques sons, en particulier : "je ne veux pas". Leurs échanges se font par ces gestes et des lettres tracées dans l'air qui intriguent leur entourage, si bien que le curé de la paroisse, le maire et le médecin se déplacent pour constater de visu la réussite de cet apprentissage. Des témoins soulignent également la piété avec laquelle Rose est élevée, ce qu'atteste la prière qu'elle écrit pour prouver son degré d'instruction. Mais c'est un autre de ses textes qui est touchant : "j'aime ma maîtresse de tout mon coeur & je veux aller là-bas pour manger des cerises. Je languis de voir mon petit frère".
Source : D'après un texte paru dans Histoires d'archives - Les archives départementales racontent - Archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne.
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Complément
Dans l’Antiquité, l’intelligence était étroitement liée à la parole. Aristote pensait que quelqu’un qui ne parle pas, ne peut pas penser. Les sourds, isolés, n’ont pu enrichir leurs langues signées et ont dû se contenter d’une gestuelle simpliste. De ce fait, ne disposant pas d’une langue élaborée et ne bénéficiant pas d’éducation, ils passaient parfois pour simples d’esprit. A partir du XVIème siècle, des peintres sourds tels que Navarette ou Pinturicchio ont été reconnus. Par ailleurs, en Espagne, des enfants sourds issus de la noblesse ont été instruits par des précepteurs.
Pedro Ponce de Leon
L’un d’entre eux, Pedro Ponce de Leon s’intéressa aux codes gestuels existants tel que l’alphabet manuel et les utilisa pour enseigner auprès de ces enfants. D’autres précepteurs mirent plutôt l’accent sur l’apprentissage de la parole.
Charles Michel de l'Epée fondateur de la première école publique pour les sourds
L'Abbé de l'Epée fut, en 1760, le premier entendant connu à s’intéresser aux modes de communication des sourds-muets. En observant un couple de jumelles sourdes communiquer entre elles par gestes, il découvre l’existence d’une langue des signes. Il décide de s’appuyer sur cette langue pour instruire les enfants sourds. Il l’adapte en y ajoutant des notions grammaticales propres au français, comme par exemple, la conjugaison. Par ailleurs, il regroupe les enfants sourds pour les instruire et ouvre une véritable école pour sourds qui deviendra l’Institut national des jeunes sourds, aujourd’hui Institut Saint-Jacques, à Paris. L’Abbé de l’Epée est aujourd’hui une figure historique de l’histoire de la langue des signes et des sourds. Il est connu par les sourds dans le monde entier.
Dans la même période, le courant "oraliste" s’amplifie. Les "oralistes" pensent que les sourds doivent apprendre à parler pour s’intégrer dans la société. Le congrès de Milan en 1880 où l’immense majorité des participants est entendante et oraliste a décrété que la méthode orale pure doit être préférée. Trois raisons sont invoquées : la langue des signes n’est pas une vraie langue, elle ne permet pas de parler de Dieu, les signes empêchent les sourds de bien respirer ce qui favorise la tuberculose.
Cette préférence a eu des conséquences dramatiques pour les sourds : pendant 100 ans la langue des signes a été proscrite, méprisée et marginalisée aux seules associations de sourds. Dans les instituts de sourds, les élèves signent en cachette. La langue des signes s’est alors appauvrie.
Durant les années 1980, se produit ce que les sourds appellent le Réveil Sourd.
La langue des signes commence à reconquérir ses lettres de noblesse avec William Stokoe, linguiste, qui étudie la langue des signes comme une véritable langue. Des chercheurs en linguistique et en sociologie tels que Christian Cuxac et Bernard Mottez poursuivent ce travail et mettent en avant la culture sourde qui y est rattachée.
Par ailleurs, un travail culturel est mené par Jean Gremion (écrivain, journaliste et metteur en scène) et Alfredo Corrado (un artiste sourd américain). Ils créent en 1976, l'International Visual Theatre (IVT). Dès lors, ils travaillent à la requalification de la langue des signes. En parallèle, une réflexion est menée sur l’enseignement auprès des élèves sourds. La philosophie bilingue (LSF/Français) commence à germer dans les esprits. En 1980 est crée l’association "2 Langues pour une Education". Elle met en place des "stages d’été pour les parents". Ces stages rassemblent des parents d’enfants sourds, des sourds, des interprètes. Ils oeuvrent ensemble à la création des premières classes bilingues dans un contexte législatif et sociologique difficile.
Dans les années 90, les sourds et la LSF commencent à avoir une renommée dans le grand public, l’histoire de la langue des signes s’enrichit d’une nouvelle page. En 1992, un numéro de la "La marche du siècle" est consacré aux sourds. Les français découvrent alors cette communauté et cette langue à travers les témoignages de Victor Abbou et Joël Chalude.
Puis Emmanuelle Laborit comédienne sourde, reçoit en 1993, le Molière de la révélation théâtrale pour son rôle dans "Les enfants du silence". Cette même année, le documentaire "Le pays des sourds" de Nicolas Philibert montre cet univers inconnu des malentendants. Pendant ces années, de nombreuses associations de sourds ouvrent leurs portes aux entendants en leurs proposant des cours de langue de signes. Ces formations, les films, le théâtre et l’engagement de plusieurs associations dans la sensibilisation pour la culture sourde, permet une meilleure reconnaissance des droits des sourds. Dans le même temps, le métier d’interprète en langue des signes/français se professionnalise et est validé par un diplôme.
Progressivement les mentalités évoluent. Yves Delaporte, ethnologue, se penche lui aussi sur la communauté sourde et la langue des signes. Il publiera en 2007 un "Dictionnaire étymologique et historique de la langue des signes française." Les combats menés depuis 25 ans pour la reconnaissance de la langue des signes commencent à porter leurs fruits : la Loi n°2005-102 du 11 février 2005 reconnaît la langue des signes comme "langue à part entière". En 2008, la langue des signes devient une option pour le Bac, comme n’importe quelle autre langue. En 2010, le CAPES de langue des signes est créé. En 2012, c’est l’année du 300ème anniversaire de la naissance de l’Abbé de l’Epée. De multiples hommages lui ont été rendus par les sourds. Cette même année, Emmanuelle Laborit (directrice de l’IVT depuis 2003) est devenue officier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Source : Site signesetformations.com - Histoire de la langue des signes.