Les amours impossibles d'Aloïse et Bozon
Il était une fois sur la rive droite du ravin, à Moustiers (Alpes-de-Haute-Provence), au quartier des Baumettes, le sire de Pena, baron de Moustiers qui était le tuteur de la belle Aloïse. De l'autre côté du pont, c'était "le faubourg" et le père du jeune chevalier nommé Bozon en était le seigneur.
Or, un beau jour, la pure et chaste Aloïse, rencontra Bozon et éprouva un sentiment inconnu en le voyant, sentiment troublant qui fit soulever l'albâtre de son sein, pâlir son visage et troubler sa vue. Bien entendu, le coup de foudre fut réciproque et le jeune Bozon ne tarda pas à déclarer la passion qui remplissait son âme, et les vœux ardents qu'il adressait au ciel pour obtenir la main de la belle Aloïse. Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais hélas, à ce coup de foudre succéda bientôt un coup de tonnerre. Les parents des deux amoureux, qui ne s'aimaient guère, poussés par on ne sait quels intérêts ou vieilles rancunes tenaces, se déclarèrent la guerre. Et comme le père de Bozon était trop vieux pour combattre, c'est Bozon lui-même qui fut désigné pour porter le glaive contre celui qui aurait pu être son beau-père. Bozon eut beau refuser l'honneur qui lui était fait de prendre le commandement d'une coalition de petits seigneurs locaux, petits mais cependant, tous de vaillants guerriers, pour l'assaut contre leur suzerain honni. Le baron de Moustiers son père et les autres chevaliers furent inflexibles. Contre son gré, Bozon dut alors se résoudre à prendre le glaive contre le camp de sa bien-aimée. Lorsqu'elle apprit la chose, la belle s'évanouit dans les bras de sa nourrice. C'est alors que les hostilités commencèrent. "Déjà sous le disque sanglant de la lune, à la lueur des torches enflammées, on voyait les chefs et les soldats s'avancer avec furie des deux côtés de Moustiers. La fougueuse impatience qui les dévorait ne leur avait pas permis d'attendre jusqu'au lendemain. Déjà le glaive du carnage était tiré, le sang ruisselait dans les rues et des cris perçants ou des imprécations féroces pouvaient parvenir jusqu'à la chapelle des rochers. Vainqueur ou repoussé tour à tour, chacun des deux partis s'animait mutuellement d'une nouvelle furie, et frémissait de la résistance qu'on osait lui opposer... A chaque victime qui succombe sous le fer meurtrier, des hurlements de joie, ou des plaintes des blessés font retentir la vallée, les remparts et les rochers de l'ermitage." Aloïse revenue à elle, dominée par sa passion et n'écoutant que son courage, descendit alors sur le lieu de la bataille, au milieu des combattants, près du pont de bois, cherchant Bozon.
"La rage des assaillants était devenue si violente en ce moment, que l'infortunée Aloïse ne fut aperçue d'aucun des guerriers." Une flèche, décochée par on ne sait quel parti, lui transperça la poitrine. Elle tomba et fut aussitôt foulée aux pieds des chevaux et des soldats. Même le ciel s'en mêla : "En ce fatal moment, un orage épouvantable éclatait avec impétuosité. Un craquement horrible semblait fendre les rochers du haut en bas. Les éclairs en sillonnaient les crevasses et répandaient une clarté sinistre sur cette scène de douleur. Le bruit prolongé du tonnerre retentit en affreux mugissements ; il se mêle aux bruits des armes ; les échos les répètent, et des torrents d'eau noirâtre s'échappent des nombreuses cavités de la montagne." Grimpé sur un rocher pour mieux observer le champ de bataille, Bozon vit le pont de bois s'écrouler sous l'assaut des eaux et le corps d'Aloïse emporté par le courant. Le courageux chevalier, n'hésitant pas une seconde, voulut se jeter à l'eau, après s'être débarrassé de son casque, de son épée et de son bouclier. Mais un javelot tout aussi aigu que perfide l'atteignit, brisant net son élan. Pendant ce temps là, devant la violence de la tempête, les soldats s'étaient dispersés. Plusieurs d'entre eux s'étaient aperçu du même coup, qu'il avaient horreur d'égorger leurs concitoyens. D'autres, désertant le combat, se partageaient avidement le butin dont ils s'étaient emparés. Peu à peu, l'arène sanglante était devenue presque déserte. C'est alors que le vaillant Blacas arriva. Frère d'armes de Bozon, il le prit dans ses bras et recueillit les dernières volontés du mourant : "O Blacas, cher Blacas ! Promets-moi de réunir mon corps à celui de mon Aloïse". La fin de la bataille fut marquée par un phénomène singulier : l'air sembla retrouver sa sérénité première, la nature reprit sa touchante harmonie et, ô miracle, le flot impétueux s'interrompit, permettant à nouveau le passage de l'une à l'autre rive et remédiant ainsi à la destruction du pont. Blacas se rendit aussitôt en ambassade auprès du terrible baron de Pena, tuteur de la défunte Aloïse, pour lui faire part de sa requête du tout aussi défunt Bozon. L'intraitable baron refusa et, au contraire, donna l'ordre que chacun des deux corps soit déposé, l'un au sommet du baou (Nota de Nadine : un baou est une falaise, une colline ou un escarpement qui possède souvent un sommet plat (Cf. Wikipédia)) qui domine Moustiers, l'autre sur la cime du baou opposé, celui qui surplombe le faubourg, les séparant de cette façon pour l'éternité. Le plus curieux dans cette chronique désolante, c'est qu'on fit graver sur le marbre du tombeau d'Aloïse : "Rose naissante, tu n'as pas pu t'épanouir !" La fin de l'histoire n'en est pas moins étonnante : un matin, au moment où les premières lueurs de l'aurore ramènent dans les champs les laboureurs et les bergers, parut tout à coup à leurs yeux une chaîne immense qui réunissait les deux tombeaux, et à laquelle était attachée comme par enchantement la comète embrasée, symbole de la flamme éternelle qui anima le coeur d'Aloïse et de Bozon. "On assure que, sur ordre de Blacas, deux anneaux d'or placés à chaque extrémité de la chaîne, viennent s'attacher sous le marbre, à la main des deux amants, comme pour les unir à jamais".
La chaîne porteuse de la comète qui traverse encore de nos jours le ciel de Moustiers (Photo internet)
Source : D'après une chronique de Louis-François de Villeneuve-Bargemon écrite en 1824 et reprise par Jacques Lecugy dans le numéro 33 de la revue Verdons - décembre 2010.