Les lavandières du Rabinon
Pierre Taxil, un de mes cousins muyois trop tôt disparu, était un amoureux de son village, un provençal dans l'âme. Grand collectionneur de cartes postales anciennes et de photos du Muy, il avait fait plusieurs expositions (voir l'affiche de la dernière faite par sa femme en son hommage). Fernand, son père lui avait communiqué l'amour de ses racines, l'amour de son village, quand Le Muy était un paisible village où les gens vivaient en famille. Il aimait écouter les anciens lui parler du bon vieux temps, lui raconter des anecdotes savoureuses que Pierre se plaisait à relater à son tour et surtout il aimait parler provençal avec eux. Il se plaisait à faire visiter son village aux touristes et partager ses connaissances avec les curieux. Bref, Pierre était un amoureux et un passionné du village qui l'avait vu naître et grandir ! Laissons-le donc nous raconter les lavandières du Rabinon.
Dans le temps, les femmes allaient laver le linge au Rabinon (0). Il fallait voir le cortège de "roulottes" à quatre roues, prenant la direction de la route de Sainte-Maxime dès sept heures du matin, chacune avec sa corbeille de linge, sa lessiveuse, un peu de cendres du feu de bois pour faire "bouillir", les unes lavant pour leur foyer, les autres pour des particuliers. Les femmes lavaient, rinçaient dans une eau si pure qu'on pouvait la boire sans crainte. Les enfants venaient le jeudi, lorsqu'ils n'avaient pas classe, jouaient, sautaient, trempaient leurs pieds dans les flaques profondes ou, carrément, se baignaient en été. Les cris, les chants, accompagnés par les oiseaux, emplissaient les bois alentours. Une féerie de draps blancs, de serviettes, de torchons s'étalait sur les rochers et sur les arbustes. Grâce au soleil, le linge était sec le soir et le cortège reprenait la route du Muy, après une journée harassante mais combien réconfortante. Du côté de Roquebrune, on lavait au Riou ou à la Maurette, seul le moyen de locomotion était différent, c'était la brouette..."
Nous sommes en octobre, à sept heures du matin, au Muy, dans la rue Marceau. Fine (abréviation de Joséphine) sort la roulotte (1) de sa cave, le père François rentre chez lui après avoir acheté le pain et le journal.
"Bonjour Fine ! Tu te prépares pour aller laver le linge au Rabinon ?
- Eh oui, avec ces quelques orages, le Rabinon raille (2) bien. Té, donne moi un coup de main pour charger la gourbo (3) car j'ai beaucoup de draps aujourd'hui.
- La gourbo, la lessiveuse, le bois, la caisse, le battoir et les paquetons des célibataires, te voilà bien chargée. Pousser ce chargement sur deux kilomètres avec la montée du pont d'Argens, tu as du mérite, tu ne le voles pas ton argent ! Pourquoi tu ne vas pas au lavoir municipal ?
- Moi ! au lavoir ! Ma mère, ma grand-mère allaient au Rabinon. Etendre les draps sur du fil de fer tandis que là-bas ils soleillent, sèchent sur les arbustes et s'imprègnent de l'odeur de la garrigue. Et puis, laver avec l'eau du canal ? Tu n'y penses pas ! Tandis que laver les draps dans l'aigo mauresco (4)... et même je vais te dire, c'est mon bénéfice !
- Comment ton bénéfice ?
- Et bien pour une gourbo de linge, en plus de mon salaire, je demande une pièce de savon de Marseille et avec l'eau bonne (5) des collines, le savon prend mieux et j'en consomme que la moitié : c'est mon "papa rousset"(6).
- Oh, tu as fait des frais, tu as une belle caisse toute neuve !
- Moi ! faire des frais ! La caisse, c'est Auguste qui travaille à la scierie Laudon qui me l'a donnée, tu vois pas la réclame de Nestlé (7) imprimée dessus ! Tu sais, se mettre à genoux sur les pierres c'est dur ; alors j'ai retiré un côté, mis un coussin à l'intérieur, ça fait bien l'affaire pour mes pauvres genoux. Le battoir c'est lui aussi qui me l'a fait.
- Vous êtes combien à aller au Rabinon ?
- Oh, cinq ou six ; au temps de ma mère, elles étaient une quinzaine, même que les trous d'eau avaient des noms : les premiers, près du chemin c'étaient ceux dits des "professionnelles" qui lavaient pour l'hôtel Sermet et les familles bourgeoises ; ensuite, je me rappelle qu'il y avait le trou du cade (8), de la chèvre, de la bassine, du haut et d'autres ; chaque trou avait sa titulaire ! Maintenant on se met où on veut et à midi, pendant que la bugado (9) soleille, dans le feu, on fait cuire les saucisses de chez Foucou (la boucherie Edouard Foucou et fils était sur les allées Victor Hugo) avec la pain de chez Cattu (Catturegli que les Muyois raccourcissaient en Cattu), un peu de caillette, quelques noix et des figues sèches, on se régale. Et puis on se raconte les dernières nouvelles du Muy, les contes d'avant.
- Là les cancans ça doit y aller ! Tout Le Muy doit y passer.
- Bon, assez blagué ! Albertine doit m'attendre, et merci pour le coup de main. A bientôt !"
(0) le Rabinon prend sa source sur le versant sud du Rocher de Roquebrune et le contourne vers l'ouest avant de plonger dans l'Argens
(1) plateau de bois monté sur quatre roues en fer que l'on pousse et dirige à l'aide d'une poignée. Construite à partir de 1938 par M. Gibert, charron au Muy, sa production cessa vers 1950
(2) coule
(3) corbeille en osier
(4) eau des Maures
(5) eau pure peu chargée en calcaire
(6) supplément. Lorsqu'un commerçant faisait la bonne mesure ou donnait un supplément à la quantité, il disait "je te fais papa rousset"
(7) la scierie Laudon, la plus importante du Muy, fournissait des caisses d'emballage pour l'usine Nestlé de Marseille
(8) genévrier
(9) ensemble de linge lavé
Source : Texte raconté par Pierre Taxil dans le livre : "Le Rocher de Roquebrune" Ed. Campanile.