La campagne, des bois aux champs (2ème partie)
Les châtaignes, le pain des vieilles montagnes des Maures et de l'Estérel, n'intéressent plus grand monde. Les arbres sont malades, abandonnés. L'histoire des célèbres marrons du Luc semble bien près de s'achever, comme celles des amandons pour confiserie, culture des hauts-pays. Dans ces conditions, le travail des champs continue comme jadis, long, pénible. Machines à vapeur et mécaniques perfectionnées, faucheuses et moissonneuses, sont réservés aux grandes propriétés de la région d'Hyères, de Rians, de Salernes, de Comps... Les sols des plaines les plus épais sont travaillés à la charrue simple. Mais, pour nombre de petits propriétaires, celles-ci sont encore trop chères, trop lourdes à tirer et les chevaux font souvent défaut. Dans la région du Golfe, certains attèlent encore des bœufs. Aussi l'araire se rencontre-t-il partout. Transporté à dos d'âne, tiré par ce même animal, il gratte le sol maigre des restanques sous les oliviers. Un an sur deux ou trois, la jachère règne, faute d'engrais. Viennent la moisson et ses rudes journées. La faux et, par endroits, la faucille couchent les épis. Des gavots sont venus à la fin juin. En ligne, les hommes coupent, les femmes lient. De l'aube à la nuit, il faut garder le rythme.
Les pauses sont brèves, pour se reposer et se restaurer. Une assiette de soupe le matin, avant de partir aux champs ; à 8 heures, pain, oignons et anchois ; à midi, repas froid, légumes, figues sèches, olives et force pain ; à 16 heures, on fait "merenda", un petit goûter ; après une belle tirée, la journée s'achève enfin par une assiette de soupe et un plat, maigre le plus souvent : des légumes cuits à volonté. Salade sauvage, broussin grillé, farigoulette même, n'étaient pas négligés. Par contre, œufs et volailles, et plus encore la viande de boucherie, réservés aux jours de fête, n'apparaissaient que pour le repas de fin de moisson. Les champs sont souvent petits, les rendements faibles, 7-10 quintaux à l'hectare. La moisson dure peu. La dernière gerbe, parfois fleurie, a quitté les restoubles (emblavures : terres ensemencées en blé).
Le dépiquage peut commencer. "On dépique les blés par les procédés bibliques et barbares des chevaux mulets foulant les gerbes" note le journaliste Victor-Eugène Ardouin-Dumazet (1852-1940) auteur de Voyage en France. Les rouleaux en pierre se sont répandus depuis leur apparition vers 1850 dans la propriété, promue ferme-école, de Charles de Gasquet, à Salgues, près d'Entrecasteaux. Puis, à la pelle, avec le van et mieux encore le tarare, le grain est purifié. Ensaché, il sera échangé contre de la farine, du pain chez le boulanger, moulu chez le meunier, vendu à quelque foire... Rien n'a changé depuis des siècles autour de l'olivier. On le taille "aux premiers boutons", sévèrement car, comme le dit le vieil adage, "faï mi paure, te faraï riche" (fais-moi pauvre, je te ferai riche). De décembre à mars, l'acanaire (le gauleur), la canne en main, gaule les fruits mûrs, d'un coup sec, dans le sens des rameaux.
En bas, sur les draps étendus, femmes et enfants ramassent les olives, cassés en deux, les doigts gourds et douloureux par les fraîches journées hivernales. Rares sont les olivettes basses où les femmes grimpées sur leur cavalet à trois pieds, peuvent cueillir les fruits. Une partie de la récolte est vendue sur les gros marchés voisins de Draguignan et de Grasse. Pour le reste, les moulins tournent jusqu'au printemps. La meule, dressée dans l'auge (la mare), écrase les olives nettoyées des feuilles et ramilles du gaulage. La pâte, tassée dans les scourtins, est pressée, parfois encore dans les antiques pressoirs à chapelle. Ici et là, la fête célèbre l'or fruité de l'huile nouvelle, goûtée et savourée sur des tranches de bon pain, entre hommes, près des meules. Mais l'olivier n'enrichit plus personne malgré les tentatives de regroupement et de modernisation dans le cadre des toutes jeunes coopératives, comme La Travailleuse, dite "la rouge", premier moulin coopératif moderne né à Cotignac le 6 août 1905.
Déjà beaucoup d'arbres ne sont plus taillés ni fumés. Abandonnés aux maladies, fumagine et neiroun, ils rejoignent dans la disgrâce les châtaigniers, les blés et les moutons. Heureusement, quelques réussites avaient pris le relai. Le rétablissement de l'élevage du ver à soie est sans doute, incomplet et discret. Naguère, de très nombreuses communes "faisaient les magnans". Depuis, la concurrence, la maladie, la terrible pébrine, la chute des prix ont découragé les éleveurs : 6 à 8 francs le kg de cocons vers 1866-1870, 3 francs seulement vingt ans plus tard. A la fin du siècle cependant, se produit un sursaut, grâce à l'aide de l'Etat et surtout au choix d'une spécialisation heureuse : la production de graines de ver à soie. Des Mayons et du Muy au Luc, de Draguignan au golfe de Saint-Tropez, les magnaneries revivent. Au dernier étage, une grande pièce bien aérée, est désinfectée à la chaux et pourvue d'un poêle. Des claies de canisses attendent leurs hôtes. En avril, les graines arrivent dans leurs petites boites banderolées de leur garantie. Dans la chaleur de la cheminée ou littéralement couvée dans le giron de la maîtresse de maison, elles éclosent une dizaine de jours après.
Aussitôt, les jeunes chenilles, affligées d'une incommensurable fringale, se mettent à denteler et à engloutir les feuilles de mûrier dans un bruit d'averse perpétuelle. Tous les jours, ces estomacs sans fond réclament leur dû. Et il faut encore nettoyer les claies, toujours sales, surtout après les mues. Heureusement, la vie de ces goinfres malpropres est brève. Après la quatrième mue, dès la croissance finie, les branches de genêt, de bruyère sont fichées sur les claies. Bientôt les vers, bouffis, grimpent, cherchent leur place, se fixent et s'encoconnent vers la mi-mai. Trois ou quatre jours encore et c'est fini. Il reste aux femmes à recueillir habilement les cocons puis à les porter à la "fabrique". Pour quelques 6 000 éleveurs, la vie redevient plus calme en même temps que rentrent les premiers gains de l'année.
Les graines, les cocons, les papillons et les vers à soie (Photo internet)
Source : D'après le livre "Le Var autrefois" - Yves Rinaudo - Editions Horvath