Le marché provençal au début du XXe siècle à Marseille
Vous aviez apprécié cet article à l'époque, je l'avais mis en ligne le 18 janvier 2013. Je le mets à nouveau en lumière ne serait-ce que pour les jolies cartes postales anciennes en couleur qu'il contient.
Les coquillages sont appréciés mais aussi redoutés pour les empoisonnements qu'ils provoquent parfois, surtout l'été quand on les "rafraîchit" avec l'eau douteuse du Vieux Port. D'où l'effort de présentation de cet étal et la mise en évidence de l'arrosoir d'eau potable, garantie d'hygiène assez approximative, il faut bien l'avouer.
En un temps où les barrières de classes sont difficilement franchissables, où un abîme sépare le paysan de l'ouvrier, l'ouvrier du petit-bourgeois, et le petit-bourgeois du grand bourgeois et de l'aristocratie, le marché est l'un des seuls lieux où les "dames en chapeaux" dialoguent sur un semblant de pied d'égalité avec le petit peuple des "femmes en cheveux", où le "monsieur" à gibus côtoie familièrement l'ouvrier à casquette... Le marché peut être comparé à un théâtre et comme tout théâtre, il a ses règles, son langage codé, ses vedettes, ses seconds rôles, ses figurants, ses machinistes, ses spectateurs qui savent à l'occasion se faire acteurs. Mais c'est avant tout un théâtre de femmes. Les hommes n'y jouent que par utilité, les marchandes et les clientes occupant le devant de la scène. Le décor est planté dès l'aube, quand les paysans, arrivés des campagnes avoisinantes avec leurs charrettes - ils ont parfois marché toute la nuit - achèvent de vendre aux grossistes leurs chargements de fruits ou de légumes. C'est le rôle des "rebeiraous" que d'installer "le banc (l'étal) et le parapluie (parasol pliant)", puis d'apporter la marchandise sur le banc. Entrent alors en scène les personnages principaux du spectacle. Ce sont les "partisanes" (celles qui "répartissent"), marchandes au détail qui se sont préalablement fournies auprès des grossistes. Installées aux mêmes places, elle s'y succèdent de mère en fille. Souvent, elles impressionnaient, calfeutrées en hiver dans plusieurs épaisseurs de vêtements, le tout recouvert de "pointes" en laine tricotée serrées sur les épaules et passant parfois sur une opulente chevelure bardée de peignes. Assises, les pieds sur une chaufferette garnie de braises, bourrues et fortes en gueule, elles semblaient se réchauffer en criant pour attirer la clientèle et vanter leur marchandise. Debout, elles joignaient souvent les gestes aux paroles par des interpellations familières souvent cocasses... Ces puissantes commères sont en fait fort bien organisées, très solidaires elles savent défendre leurs droits, se font représenter par une porte-parole, et élisent chaque année leurs reines - reine des Poissonnières, reine des Bouquetières - dans des cérémonies hautes en couleur. Ce qui n'empêche pas cependant les conflits, les querelles, voire pour la plus grande joie de la foule, les injures et crêpages de chignons agrémentés de gifles et de coups de griffes... Aux côtés de la partisane, la "porteiris" (porteuse) joue un rôle modeste mais essentiel : sur sa tête, protégée par un fichu roulé en coussinet est juché un panier dans lequel elle transporte à la demande des marchandises parfois fort lourdes. Cette tâche épuisante et ingrate est généralement réservée à des femmes immigrées, souvent italiennes ou espagnoles. C'est malgré tout aux "turcos" - des portefaix particulièrement résistants - que sont confiées les charges les plus lourdes... Bourgeoises accompagnées ou non de leurs bonnes, domestiques de grandes maisons, ménagères et badauds constituent le choeur antique sans qui le spectacle n'existerait pas. A la fois spectateur et acteur, il commente, donne la réplique, et bien sûr achète, puisque c'est sa raison d'être là...
A la première cliente de la journée, la partisane consent "l'étrenne" (un rabais), à l'habituée, le "bada" ou le "chéco" (un surplus gratuit), et accepte de "marcandéjer" (marchander) avec celles qui trouvent que c'est "bonbon" (trop cher). Mais gare à celle qui oserait critiquer la marchandise. Quelle soit ménagère en tablier ou "damote à chapeau", les injures pleuvent alors : "Misé Pessuguette" (bêcheuse), "calamantran" (épouvantail), "giblée" (tordue), "masque" (sorcière) ou "bordille" (ordure) et se concluent par un définitif "Va t'escoundre" (va te cacher) ou "Va te faire traire"... A ce jeu, les poissonnières sont célèbres pour leur invraisemblable grossièreté. A celles qui semblent douter de leur poisson, "il est frais que la queue leur boulègue", elles n'hésitent pas à répliquer : "Mon poisson, il sent meilleur que ton pantaïoun" (... que ton pantalon). Mais ce petit peuple à la langue bien pendue, courageux et dur à la tâche, était avant tout amical et bon vivant. Les bars étaient nombreux où l'on pouvait manger, discuter et plaisanter, on y oubliait les querelles. Dans cette vie pénible, on prenait cependant le temps de s'amuser. On organisait des banquets, des bals, des parties de cabanon. Les marchés de Provence d'aujourd'hui ont un peu gardé de cette allégresse gaillarde, et leurs marchandes de ce bagout vigoureux. Moins colorés sans doute mais plus ordonnés, plus policés, plus "convenables" pour tout dire, ils ne sont plus que le souvenir affadi de ceux où battait autrefois le coeur même de la culture populaire...
Quelques expressions du marché
"A la diminution" : les prix baissent. "A la donation" : je vends à perte. "C'est bonbon" : c'est trop cher. "Bonne main" ou "étrenne" : remise faite au client. "Tombée", "bada", "chéco", "le pouce" : petit surplus gratuit. "Du Céleri pour les maris" : allusion aux vertus supposées aphrodisiaques de cette plante. "Ben d'aïet fa bèn de bèn" : beaucoup d'ail fait bien du bien. "Qu'aco es vièu !" : que c'est vivant ! (pour le poisson). "Lei bello ! Lei vivo ! : les belles, les vives, (les sardines). "Lei pichoun aucèu de la mer !" : les petits oiseaux de la mer (les seiches).
A noter que les expressions et les exemples du vocabulaire des marchés ont été empruntés au livre de Louis Roubaud : Chez nous à Marseille... ainsi parlaient nos parents et grands-parents. Ed. La voix du passé.
Source : D'après Une Provence si étrange - Mémoires Éditions Ouest-France.