Un de Baumugnes
Résumé :
Un ouvrier agricole, Amédée, se louant de ferme en ferme, raconte sa rencontre avec un jeune homme, Albin, ouvrier agricole également. Celui-ci lui fait part, après quelques verres bus dans une taverne, de ses remords : quelque temps plus tôt, Albin avait connu aux champs un homme d'assez mauvaises moeurs, prénommé Louis. Les deux hommes avaient rencontré une jeune femme, Angèle, qu'Albin, trop timide, n'avait pas osé aborder. Son compagnon, en revanche, était parvenu à la séduire puis l'avait entraînée à Marseille où il l'avait forcée à se prostituer. Après qu'Albin eut confié son secret à Amédée, celui-ci décide de retrouver la jeune femme. Il se fait pour cela embaucher à la Douloire, l'exploitation agricole des parents de la fugitive. Après quelques mois, il découvre qu'Angèle est enfermée quelque part dans la ferme avec son jeune fils, Pancrace, dont elle ne connaît pas le père. Il se rend alors à la ferme où il avait envoyé Albin et le met au courant de ce qu'il a découvert. Le jeune homme décide d'aller immédiatement chercher la jeune fille et de l'emmener chez lui, à Baumugnes. Après plusieurs jours à chercher la jeune femme, les deux hommes décident d'une nuit pour partir avec Angèle. Tout se passe bien jusqu'à ce que Clarius, le père d'Angèle, se réveille et arrive avec son fusil. L'homme ayant un bras en écharpe, Amédée arrive à le désarmer et à partir avec Albin, Angèle et son bébé. Au petit jour, Amédée ayant réfléchi toute la nuit décide de retourner à la Douloire, craignant que leur fuite n'entraîne le suicide du père ; Albin et Angèle comprennent à demi-mot et se joignent à lui. Arrivés là, ils sont reçus par le fusil du père qui finalement ne tire pas et les laisse repartir. Quelques années plus tard, Amédée repasse par la Douloire et rencontre une petite fille qui lui dira qu'elle est ici "chez son pépé" mais qu'elle est de Baumugnes. Il comprend alors que la famille s'est réconciliée et agrandie. Il décide de continuer sa route, chargeant la petite fille de saluer Albin de sa part.
Extrait :
"Moi, j'ai dans moi Baumugnes tout entier, et c'est lourd, parce que c'est fait de grosse terre qui touche le ciel, et d'arbres d'un droit élan ; mais c'est bon, c'est beau, c'est large et net, c'est fait de ciel tout propre, de bon foin gras et d'air aiguisé comme un sabre. Baumugnes ! La montagne des muets ; le pays où l'on ne parle pas comme les hommes. /.../ Dans le matin, si tu arrivais, où bout de ton pas, sur le rebord de Baumugnes (c'est guère possible, mais admettons) si tu arrivais, dans le matin, ce serait dix maisons et le poids silencieux de la forêt. Et puis, ce serait aussi, suivant l'heure, des musiques d'armonicas, comme des chants d'oiseaux. Tu entendrais ça s'envoler du buisson, de la prairie, de la forge ou du débit, et puis, tu verrais peut-être bien une ménagère sur le pas de sa porte en train de souffler de la musique... Je vais te dire pourquoi ; ça vient de loin. Nous, on a été, d'abord, dans le temps, de ces gens qui n'ont pas cru à la religion de tous ; et pour ça, à ceux de cette époque qui ont été les grands-pères de nos grands-pères, à ceux-là, donc, on leur a coupé le bout de la langue pour qu'ils ne puissent plus chanter le cantique. Et après, d'un coup de pied dans le cul, on les a jetés sur les routes, sans maisons, sans rien. Allez-vous en ! Alors, ils ont monté, comme ça, dans la montagne : les hommes, les femmes, tous ; ils ont monté, et ils ont monté beaucoup plus haut que jamais ceux qui avaient coupé leurs langues auraient cru. Beaucoup plus haut parce qu'ils n'avaient plus d'espoir pour peser sur leurs épaules et ils sont arrivés sur cette petite estrade de roche, au bord des profondeurs bleues, tout contre la joue du ciel et il y avait là encore un peu de terre à l'herbe et ils ont fait Baumugnes. De parler avec leurs moignons dans la bouche ça faisait l'effet d'un cri de bête et ça les gênait de ressembler aux bêtes par le hurlement ; et c'est sur ça, justement qu'ils avaient compté, ceux d'en bas, en maniant le couteau à langues. Alors, ils ont inventé de s'appeler avec des harmonicas qu'ils enfonçaient profond dans la bouche pour pouvoir jouer avec le bout de langue qui leur restait. Et ainsi ils faisaient, pour appeler les ménagères, les petits, les poules ou la vache ; et tout cela avait l'habitude et comprenait. Le dimanche, ils se réunissaient sous le grand cèdre. Le plus ancien faisait le prêche à l'harmonica, et, on entendait ce qu'il voulait dire comme s'il avait eut sa langue d'avant, et ça tirait les larmes aux yeux. Après, tous ensemble, ils dressaient vers le ciel leurs yeux et leurs larmes ; et ça, c'était le prêche. Il était bon à leur garder le coeur solide toutes la semaine ; et, ainsi, de semaine en semaine. Enfin, par la pitié des choses, il est né des petits qui avaient la langue entière. Maintenant, nous, on a gardé l'habitude. Nous avons tous notre musique de fer. Pour la fête, on s'en va, dans le fin creux de la pâture avec des bouteilles de liqueur d'orge. Là, nous faisons tous sonner notre "monica", ensemble, pour la merci des vieux qui ont semé notre race. Chacun joue pour soi et les femmes écoutent la "monica" de leur homme et elles se disent : "C'est lui qui joue le mieux", et les petits écoutent la "monica" de leur père, et rien que celle-là, dans le milieu de la musique de tous, et, de cette façon, on se parle encore l'ancienne langue des vieux brûleurs de loups et c'est celle qu'on comprend le mieux. A la fin, on sonne ensemble le bel air qui dit qu'on a du beau foin, de la bonne eau glacée et des chairs dures de santé et de force, du marmouset au grand-père".
Source : Un de Baumugnes - Jean Giono.