Les cigales de Louis Sicard
Le chant des cigales, dès la mi-juin, envahit la Provence entière : tout vibre, et raisonne. Les pinèdes et les champs d'oliviers, les collines arides et les plaines fertiles. On les entend partout et jusqu'au coeur des villes, elles célèbrent l'arrivée de la chaleur. Ce curieux insecte a de tout temps frappé l'imagination de l'homme. Les Grecs en avaient fait le symbole d'Appolon, de la musique et de la poésie, les Chinois l'avaient associé à leurs rites funéraires. Frédéric Mistral, poète et ardent défenseur de la langue et des traditions provençales fit de la cigale le symbole de la Provence et la dota d'une devise : "Lou soulèu mi fa canta", "Le soleil me fait chanter". En 1895, alors que Mistral et le félibrige rayonnent dans tout le Midi, la Société générale des Tuileries de Marseille commanda à un faïencier d'Aubagne, Louis Sicard (1871-1946), la création d'un cadeau d'entreprise évoquant la Provence. Et c'est ainsi que Louis Sicard modela la première cigale de faïence : elle avait les yeux bleus et les ailes grises et elle était posée sur une branche d'olivier. Les Tuileries de Marseille expédièrent ce presse-papier à tous leurs clients, dans le monde entier. L'objet plut, ce qui décida très vite Louis Sicard à reproduire sa cigale sur tout ce qu'il réalisait : les vases, les assiettes, les bonbonnières, les porte-parapluies et les pots à olives.
Ces articles furent d'abord polychromes dans des colorations acidulées aux tons pastel, proches de celles des barbotines de Jérôme et Delphin Massier céramistes à Vallauris. Louis Sicard les marquait d'une petite signature en noir, comme écrite à la plume. Mais bientôt un certain jaune orangé, intense et gai comme un coucher de soleil, allait éclipser toutes les autres couleurs et servir d'écrin aux petite cigales grises posées ici et là et traitées au naturel. Ces objets furent signés par Louis Sicard au pinceau et en rouge. Plus tard, alors que l'atelier Sicard continuait de reproduire les mêmes objets dans un jaune plus clair et plus cru, les pièces furent signées avec un tampon bleu. Le succès des cigales de Louis Sicard dut être grand car il fut dès lors copié par tous les faïenciers provençaux. Massieur à Vallauris et Pichon à Uzès produisirent eux aussi des objets ornés de cigales, parfois des pièces uniques, souvent des objet de série, faïences de qualité destinées à une clientèle locale. Ce n'est qu'après les années 50, avec l'essor du tourisme en Provence, que ces objets deviendront typiques des boutiques de souvenirs. La faïencerie marseillaise de Saint-Jean-du-Désert, qui avait connu à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle une autre gloire, sous l'inspiration et le talent de faïenciers comme Joseph Clérissy et ses fils, cette faïencerie, dans une ultime décadence n'échappa pas à la mode et fabriqua à son tour quantité d'objets à cigale.
Mais, au lieu du jaune orangé de Louis Sicard, d'ailleurs copié par Jérôme Massier, elle alla jusqu'au bout de la métamorphose et coloria ses vases d'un camaïeu allant du jaune au mauve en passant par l'orange et le rose, idéal coucher de soleil sur lequel se détachait en ombres chinoises Vincent et Mireille en costumes d'Arles, des farandoles et des tambourinaires dans un paysage de cyprès et de grands pins parasols.
Source : Couleurs de Provence - Michel Biehn - Ed. Flammarion.