L'élixir du Révérend père Gaucher
Alphonse Daudet, qui était un familier de l'abbaye des Prémontrés de Saint-Michel de Frigolet (près de Tarascon dans les Bouches-du-Rhône), rendait souvent visite au père Herman, qui lui demanda de faire un peu de publicité pour la Norbertine, une liqueur à 40°, à base de miel et d'extraits de plantes à la couleur vert doré, que fabriquaient les pères blancs. Daudet exhauça sa demande au-delà de toute expérance en écrivant l'une des plus belles histoires de ses Lettres de mon moulin : "L'Elixir du Révérend père Gaucher". Bouvier de la communauté, le bon père gaucher avait hérité de sa tante Bégon une merveilleuse recette à base de simples cueillies dans les Alpilles. Il se mit au travail et, six mois plus tard, son élixir, avec son petit flacon de terre brune aux armes de Provence, était déjà devenu très populaire dans la région. Le couvent s'enrichit et le révérend père, penché sur ses fourneaux, s'affaira de son mieux, tant et si bien qu'il se laissa surprendre aux vapeurs de son fameux élixir. Pas question d'abandonner un fabrication qui faisait vivre le petit monde de Saint-Michel de Frigolet. Le révérend dut se sacrifier et se damner goutte à goutte tout en chantant : Dans Paris, il y a un père blanc, Palatin, Pataran, Tabarin, Tabaran...
Pendant que tous les soirs les autres moines priaient pour lui. Le succès du conte, ajouté à celui de l'étiquette frappée du portrait d'un père blanc en extase devant le flacon, fut extraordinaire, mais le père Herman ne s'en fâcha pas moins avec Alphonse Daudet qui, à son goût, était allé un peu trop loin dans la plaisanterie. Les établissements Isoard de Châteaurenard se mirent en 1883 à fabriquer sous licence la Norbertine et rachetèrent en 1903 le droit d'exploitation pour 1 franc par bouteille, une somme qui ne fut pas réévaluée, au grand désespoir des Prémontrés, car la production s'éleva jusqu'à 600 hectolitres par an ! Depuis 1960, la liqueur se fabrique à nouveau à l'abbaye. Quand au révérend père Gaucher, il a pris pour tous, et à tout jamais, la physionomie de Rellys qui tint son rôle dans le film que tourna Marcel Pagnol sur Les lettres de mon moulin en 1953.
Source : L'almanach de la Provence - Pierre Echinard - Collection Jacques Marseille - Larousse - 2003.