Quand les paysages sont laissés à l'abandon
Entre la Gaule et la France, entre l'arrivée des Wisigoths au Ve siècle qui chassent les Romains et celle des rois de Bourgogne au Xe, le Var connaît un épisode déterminant quant aux paysages : la présence des Sarrasins d'Espagne dans les Maures. Cette portion de la Provence est soumise aux pillages constant des seigneurs du nord depuis l'époque de Rome, le haut Var perd sa substance économique. A partir du VIe siècle, on ne construit plus d'églises : les derniers autels ou barrières de choeur découverts datent de ce temps, on possède ceux de Brignoles, Saint Julien, Seillans, Les Arcs, Le Val, Tourves. C'est dans ce pays vidé de ses richesses, appauvri par quatre siècles d'une exploitation proche du brigandage que s'installent les Maures d'Espagne. Depuis le Fraxinet (actuelle région de la Garde-Freinet), ils lancent des raids jusqu'en Allemagne et en Italie mais surtout achèvent de supprimer toute vie organisée. Ils auront bien du mal à découvrir les Varois cachés au fond de leurs forêts ou dans des grottes comme à Cabasse ou à Cotignac. Des communautés réduites végètent loin de tous les pouvoirs, plus rien ne compte que la simple survie. Les évêchés de Fréjus et de Toulon ont de longues lacunes quant aux nominations d'évêques, et en l'absence de prêtres, de vraie religion, la vigne, pourvoyeuse du vin de messe recule ou disparaît comme l'olivier. L'insécurité supprime également le commerce. Il s'agit pour les habitants de devenir invisibles, ils dissimulent leurs cultures, vivent de bouillies d'orge ou de seigle, de quelques pois, fèves, choux ou légumes verts, d'un élevage de chèvres presque libres. Forêts, marais, bois se reconstituent. Mais l'évolution climatique, le relatif réchauffement qui précède l'An Mil, favorisent le développement de l'yeuse. Le chêne vert s'installe sur le flanc sud des collines au détriment du chêne blanc qui avait repoussé la hêtraie. C'est d'un pays en apparence vide d'hommes et très forestier que sont chassés les Sarrasins en 973 (bataille de Tourtour) par Guillaume 1er Comte de Provence avec l'aide des seigneurs locaux.
Une longue période commence alors qui va transformer le haut Var. Jusqu'au XIIIe siècle, il n'existe pas de données numériques pour établir un ressencement des terres. Leur mise en valeur, l'essor de l'agriculture, du commerce, l'installation des villages, des châteaux, des familles seigneuriales prouvés par les chartes témoignent de la naissance d'une économie dès 1200. "Nulle terre sans seigneur", ainsi les fiefs des Blacas à Vérignon-Pontevès, d'Esparron, de Villeneuve-Tourrettes, de Villeuneuve-Trans, de Moustiers-Callian, les seigneurs ecclésiastiques de La Celle, du Thoronet, celle des Hospitaliers... Les registres d'enquêtes se remplissent de noms et de chiffres. Quelques communautés comptent de quatre à cinq cent habitants à Barjols, Ollières, Pourrières, Bras, Bargemon, Comps, Fayence, sept à huit cents au Val, mais la plupart sont réduites à moins de trois cents âmes : Brue, Varages, Flassans, Montfort, Vérignon... Autour d'un castrum nouvellement bâti où vit le maître, autour d'une église, on s'abrite derrière les murs jointifs des maisons, sorte de rempart qui délimite une position fortifiée sur une hauteur. Il faut procéder au défrichage des pentes environnantes et les aménager en terrasses cultivées, c'est ainsi que se constitue le paysage des restanques (bancaous, faïsses) qui sont le résultat de l'épierrage consécutif au déboisement. Sur ces terrains sont plantés les fruitiers : figuiers, poiriers, pruniers, quelques pieds de vigne. A leur ombre, grandissent les légumes verts, les oignons, les pois. La culture principale est celle des grains, le froment sur les terres seigneuriales, plutôt le seigle qui résiste au froid ou les deux réunis qui donnent le méteil chez les paysans. L'olivier est presque absent, dispersé parmi les autres arbres, son expansion ne viendra que plus tard. En dehors du carême où l'huile agrémente fèves et oeufs, l'usage en est faible sinon comme combustible des luminaires.
En vue du village commence la forêt, une frange est exploitée en commun pour l'élevage : chèvres, moutons à laine et porcs pour la salaison. Tout est réglementé par les droits seigneuriaux : du ramassage du bois mort au nombre de têtes de bétail, en passant par la glandée, la cueillette, le bûcheronnage... Limitations dues à la volonté du pouvoir local mais aussi à la nécessité de protéger les futaies contre l'avidité d'une exploitation anarchique. A l'échelle des besoins de communautés encore réduites, ces prélèvements aboutissent à des éclaircies, à un nettoyage permanent où l'on favorise la croissance d'espèces utiles : les fruitiers, les chênes, certaines herbes... Au-delà règne une nature florissante, domaine de chasse pour les seigneurs et les braconniers. Parfois en vue d'un monastère, autour du Thoronet, se développe une campagne parfaite, voulue par l'Eglise comme l'image de sa maîtrise sur le désordre terrestre. Pour les besoins du culte, vignes et oliviers s'y côtoient au point qu'il faut un cellier, un pressoir. Près de Saint-Maximin, on assèche les marais. Le seigneur n'est pas en reste avec ses moulins à eau : imposer leur usage contre la meule familiale, c'est faciliter la vie paysanne et la rendre dépendante. Il n'est d'image statistique précise et générale de la population qu'en 1315 avec le calcul de l'impôt payé par les Varois à leur suzerain, le comte de Provence : devenu assez puissant, il peut organiser une véritable enquête afin de recueillir de ses sujets "taille et fouage". D'autres consultations se feront en 1471, 1518, toujours avec le souci d'établir une imposition efficace (affouagement). Puis en 1698, 1728 et 1765, ces dates donnent les grandes tendances démographiques du haut Var. On y retrouve les tristes heures des XIVe et XVe siècles.
Illustration de la peste noire tirée de la Bible de Toggenburg (1411).
La peste noire de 1348 qui fauche en moyenne la moitié des habitants. La famine, due à l'abandon des terres, aux mauvaises récoltes, aux difficultés du commerce des grains, s'ajoute aux pillages des routiers entre 1357 et 1376 ou aux exactions des bandes de Raymond de Turenne. Rians perd un bon tiers des siens, on n'ose plus aller à Aups à cause de l'épidémie, de 1456 à 1459. Brignoles s'isole de Draguignan, de Barjols, et du Val où sévit le Mal Noir. La Roque-Esclapon est inhabitée. Les moniales de La Celle se dispersent. Pourrières ne cesse de se vider jusqu'en 1430. Dans un pays où la forêt reste vivace, un repli humain se traduit par une avancée des bois. Les installations se délabrent, d'abord les bancaous qui s'éventrent et dans les champs abandonnés, argeiras, romarins, thyms, lavandes, genévriers, et les premiers pins d'Alep s'installent. Là où le pouvoir recule, les usages se sont pas respectés, chacun survit à sa manière : élevage intempestif, coupes hasardeuses détruisent l'organisation de la nature au point de provoquer érosion et appauvrissement des sols. L'apparition des chênes kermès date de cette époque.
Dès la fin du XVe siècle, la reprise démographique s'amorce, la paix revenue, la peste éloignée, le commerce reprend favorisant les régions de passage situées le long de l'Argens ou de l'ancienne voie aurélienne. Les relations avec le haut pays reprennent. L'essor est rapide, les seigneurs, pour accélérer la remise en valeur des terres, favorisent l'immigration ligure. Entre 1471 et 1518 ou 1540 selon les lieux et les rencensements, c'est l'explosion : le nombre des feux (familles, foyers) triple, quadruple. Aux Arcs, il passe de 94 à 320, à Ampus, de 23 à 120, à Trigance de 20 à 80, à Bras de 12 à 124, à Pourrières de 45 à 200... Puis le mouvement s'accentue, s'équilibre entre 1698 et 1728 : Châteauvert compte 23 et 25 maisons sur ces deux dates, Brue-Auriac 16 et 20, Cotignac 473 et 480, Sillans 92 et 101, Cabasse 170 et 173, Ollières 22 et 23... Deux siècles de patience et de travail pour construire et modeler le paysage du haut Var.
Source : D'après "Le Var des collines" - Editions Edisud.