Les glacières et les hommes de la glace
On dit que leur origine remonte à la plus haute Antiquité, au temps de Babylone et des jardins suspendus. On sait que les Romains transportaient la neige compactée des montagnes pour rafraîchir leurs boissons. Après des siècles d'oubli, la consommation de glace reprit à la Renaissance. A Versailles, au temps du Roi Soleil, les ingénieurs architectes construisirent des cavités souterraines pour entreposer l'eau gelée durant l'hiver et en faire profiter Louis XIV et la Cour durant la période estivale. Mais tout cela restait marginal. Les vraies "glacières" firent de timides apparitions à partir du siècle des Lumières, en particulier en Provence. Elle devint leur terre d'élection en raison de la présence d'eau, de massifs montagneux à proximité des grandes villes, des contrastes de température avec des hivers froids et des étés chauds, ainsi que des goûts d'une bourgeoisie aisée, soucieuse d'hygiène et de bien-être. Ainsi, au cours des fouilles d'Aix-en-Provence dans le cadre de l'aménagement de la ZAC Sextius-Mirabeau a-t-on retrouvé, en 1996, deux glacières du XVIIIe siècle. C'est à partir de 1830 que leur construction, très savamment mise au point, se généralise et qu'elles firent réellement partie du paysage dans certains lieux qui se prêtaient tout spécialement à leur édification, comme le Mont Ventoux ou la Sainte-Baume. Les médecins et les hygiénistes vantaient les qualités du froid. La glace soignait les hémorragies, calmait les douleurs et les maux de ventre, réduisait les ecchymoses ; elle assurait une meilleure conservation des aliments, en particulier des poissons de la Méditerranée qui n'étaient ni salés, ni fumés. Le plaisir de boire et de manger frais se répandit dans les nouvelles classes aisées, créées par le début de la Révolution industrielle. Alors, à proximité des grandes villes, sur des hauteurs d'au moins 600 à 800 mètres, facilement alimentées en eau pure, les hommes construisaient ces fameuses "glacières" dont l'existence suivit dans la toponymie : hameau des Glacières, chemin de la Glacière... Les plus belles, les plus nombreuses furent édifiées dans les années 1850 dans le massif de la Sainte-Baume. On en compte encore aujourd'hui pas moins d'une vingtaine à l'état de ruines majestueuses ou transformées en maisons d'habitation. Leur découverte est toujours très impressionnante. Ce sont de véritables donjons, très largement enfouis dans les profondeurs de la terre. Elles mesurent pour certaines 25 mètres de haut et 20 mètres de diamètre, avec des murs de 2,50 mètres d'épaisseur. Elles épousent très savamment la pente du terrain afin d'avoir des portes d'accès à différents niveaux, aussi bien pour le remplissage que pour le retrait. Elles ont également deux ou trois ouvertures en meurtrières pour donner un peu d'éclairage et une légère ventilation. Elles portent une toiture conique de tuiles rondes avec, comme sur les parois, une isolation très étudiée de terre, de copeaux de bois et de paille. La glace pouvait s'y conserver au moins deux années de suite. Bien que souterraine, la partie inférieure est drainée par un petit canal permettant l'écoulement et l'évacuation des eaux de fonte, parfois vers un petit puits.
Dans les environs immédiats de la tour, un peu en hauteur, tout un réseau de canaux permettait d'amener l'eau dans des bassins. Ceux-ci gelaient durant les grands froids. La température idéale était de - 10°C, or cela n'arrivait le plus souvent que quelques jours de l'année. La moisson de glace devait donc se faire très rapidement. Les responsables de la glacière sonnaient alors du cor pour ameuter les paysans des alentours, souvent condamnés à l'inaction en ces jours hivernaux. Ils venaient par dizaines pour briser la glace des bassins, la charger sur des brouettes et la compacter. Grâce à l'enfouissement de l'édifice, à son intégration dans la forêt qui la gardait toujours dans l'ombre, grâce aussi à sa parfaite isolation intérieure et à la masse de glace contenue, près de 5 000 mètres cubes à la fin de l'hiver, soit pas loin de 5 000 tonnes, la glacière conservait une température très basse même au coeur de l'été le plus chaud et la glace s'y conservait parfaitement. Au cours des nuits de la saison estivale, les hommes découpaient des blocs de glace. Ils les enveloppaient de paille et de toiles isolantes, les chargeaient sur des charrettes et gagnaient la ville le plus rapidement possible. Il fallait parcourir à toute vitesse les 50 à 60 kilomètres qui séparaient la glacière de sa destination. C'était un métier dangereux car les chargements étaient lourds, les chemins difficiles et il ne fallait jamais s'arrêter, surtout quand la grosse chaleur faisait fondre la précieuse marchandise. Le travail devenait d'autant plus dur que l'été s'avançait car les hommes descendaient alors au fond de la tour et ils devaient hisser à proximité de la surface de gros morceaux de glace, tout cela dans l'obscurité ou presque. La vie des glacières fut relativement brève, quelques décennies au mieux. En effet, à la fin du XIXe siècle, le chemin de fer permit de transporter rapidement de la glace des montagnes vers les grandes villes. Les glaciers naturels prirent la relève des glacières. Certains bateaux à vapeur, très rapide, participent même à ce commerce. Quelques années plus tard, l'ingénieur français Nicolle construisait la première usine capable de fabriquer de la glace. Il fut suivi de peu par Charles Tellier que l'on surnomma "le père du froid". Désormais, les pains de glace étaient confectionnés chaque jour dans la ville au rythme des commandes. En 1940, apparurent les réfrigérateurs familiaux. Plus personne ne conserva la glace produite en hiver.
Malgré la brièveté de leur vie, les glacières sont des souvenirs remarquables de ce printemps de la Révolution industrielle. Il en existe des traces dans différents sites provençaux, mais les plus belles glacières les mieux conservées se trouvent dans le massif de la Sainte-Baume. Celle de Pivaut, sur la D95 à 6 km avant Mazaugues dans le Var en venant du Plan d'Aups, est facile d'accès. Elles est signalée sur le bord de la route. Elle a été parfaitement restaurée et dotée de notices explicatives. Les quatorze glacières du domaine de Fontfrège sont des ruines magnifiques dans un cadre superbe, mais elle sont situées dans une propriété privée et il faut demander l'autorisation de les visiter. Celles du Pic de Bertagne demande une bonne marche à pied. On raconte que la glacière de Pivaut fut construite pendant dix ans entre 1875 et 1885. Mais il suffit d'un seul été pour rembourser tous les travaux d'édification et faire même de confortables bénéfices. Il est vrai qu'elle produisit 4 800 tonnes de glace, vendue six centimes le kilo à Marseille. Aujourd'hui, le patrimoine des glacières est certainement l'un des plus originaux de l'art de l'eau.
Source : Les monuments de l'eau en Provence - Jean-Marie Homet - Edisud.